Le droit au déréférencement face aux noms de domaine : enjeux et perspectives juridiques

La question du déréférencement et des noms de domaine s’inscrit au cœur des préoccupations juridiques contemporaines. Depuis l’arrêt Google Spain de 2014, le droit à l’oubli numérique a pris une dimension nouvelle, permettant aux individus de demander la suppression de liens les concernant dans les résultats des moteurs de recherche. Parallèlement, les noms de domaine, véritables identifiants numériques, soulèvent des questions spécifiques quant à leur statut juridique et leur rapport au droit au déréférencement. Cette problématique, à l’intersection du droit des personnes, de la propriété intellectuelle et du droit du numérique, nécessite une analyse approfondie des mécanismes juridiques existants et de leur application dans un environnement technologique en constante évolution.

Fondements juridiques du droit au déréférencement

Le droit au déréférencement trouve son origine dans la reconnaissance progressive d’un droit à la protection des données personnelles. Ce droit s’est construit par strates successives, tant au niveau européen que national, pour aboutir à un cadre relativement cohérent mais toujours en construction.

La Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) a posé les jalons de ce droit dans son arrêt fondateur Google Spain du 13 mai 2014. Dans cette décision, la Cour a reconnu pour la première fois le droit pour un individu de demander à un moteur de recherche de supprimer certains résultats apparaissant lors d’une recherche effectuée à partir de son nom. Cette décision s’appuyait alors sur la directive 95/46/CE relative à la protection des données personnelles.

Le Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD), entré en application le 25 mai 2018, a ensuite consacré explicitement ce droit dans son article 17, intitulé « droit à l’effacement ». Ce texte prévoit que la personne concernée a le droit d’obtenir l’effacement de données à caractère personnel la concernant, dans certaines conditions précisément énumérées.

En droit français, la loi Informatique et Libertés modifiée intègre ces dispositions européennes et reconnaît pleinement le droit au déréférencement. La Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL) joue un rôle prépondérant dans la mise en œuvre de ce droit, à la fois comme autorité de contrôle et comme instance de recours.

Il convient de souligner que le droit au déréférencement n’est pas absolu. Il doit être mis en balance avec d’autres droits fondamentaux, notamment la liberté d’expression et le droit à l’information. Cette mise en balance se fait au cas par cas, en tenant compte de différents critères comme la nature des informations, leur sensibilité, l’intérêt du public à y avoir accès, le rôle de la personne dans la vie publique, et le temps écoulé.

La jurisprudence a progressivement affiné les contours de ce droit. Dans un arrêt du 24 septembre 2019, la CJUE a précisé que le déréférencement ne s’imposait pas à l’échelle mondiale mais uniquement au niveau européen. Cette décision illustre la complexité de l’application territoriale du droit au déréférencement dans un espace numérique par nature transfrontalier.

L’articulation entre le droit au déréférencement et les noms de domaine pose des questions juridiques spécifiques. Un nom de domaine contenant le nom d’une personne peut-il faire l’objet d’une demande de déréférencement ? Les critères d’appréciation sont-ils identiques à ceux appliqués pour les contenus accessibles via des URL classiques ? Ces interrogations nécessitent une analyse approfondie du régime juridique des noms de domaine.

Régime juridique des noms de domaine et problématiques associées

Les noms de domaine constituent des identifiants uniques sur internet, permettant de localiser des sites web. Leur nature juridique hybride en fait des objets de droit particulièrement complexes, à la frontière entre plusieurs régimes juridiques.

D’un point de vue technique, un nom de domaine est une adresse alphanumérique qui correspond à une adresse IP numérique. Cette conversion est assurée par le système DNS (Domain Name System). L’attribution des noms de domaine est gérée par différents organismes selon les extensions concernées : l’ICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers) au niveau mondial, et des registres nationaux comme l’AFNIC (Association Française pour le Nommage Internet en Coopération) pour les domaines en .fr.

Sur le plan juridique, les noms de domaine présentent une nature hybride. Ils ne constituent pas des droits de propriété intellectuelle à proprement parler, bien qu’ils puissent faire l’objet de protection indirecte par le droit des marques ou le droit d’auteur dans certaines circonstances. La jurisprudence française a progressivement reconnu leur valeur économique et leur a accordé une protection spécifique, notamment contre le cybersquatting (pratique consistant à enregistrer un nom de domaine correspondant à une marque ou à un nom notoire dans le but de le revendre).

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La loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN) du 21 juin 2004 a apporté un cadre légal à l’enregistrement des noms de domaine en France. Son article L.45 du Code des postes et des communications électroniques dispose que « l’enregistrement et le renouvellement des noms de domaine sont assurés dans l’intérêt général, selon des règles non discriminatoires rendues publiques et qui veillent au respect, par le demandeur, des droits de propriété intellectuelle ».

Plusieurs problématiques juridiques émergent concernant les noms de domaine :

  • Les conflits avec les droits de propriété intellectuelle, notamment les marques
  • Les atteintes aux droits de la personnalité lorsqu’un nom de domaine reprend le nom d’une personne physique
  • Les questions de responsabilité liées au contenu accessible via un nom de domaine
  • La territorialité du droit applicable aux noms de domaine

Cette dernière problématique s’avère particulièrement complexe dans le cadre du déréférencement. En effet, si un nom de domaine peut être enregistré dans un pays donné, son accessibilité reste mondiale. Cette caractéristique soulève des difficultés quant à l’effectivité du droit au déréférencement.

Par ailleurs, les procédures de règlement des litiges relatifs aux noms de domaine présentent des particularités. L’UDRP (Uniform Domain Name Dispute Resolution Policy) constitue une procédure extrajudiciaire mise en place par l’ICANN pour résoudre les conflits entre titulaires de marques et détenteurs de noms de domaine. En France, le système PARL (Procédure Alternative de Résolution des Litiges) de l’AFNIC joue un rôle similaire pour les domaines en .fr.

La question de l’articulation entre ces mécanismes spécifiques aux noms de domaine et le droit général au déréférencement reste largement ouverte. Peut-on demander le déréférencement d’un nom de domaine entier ? Ou uniquement de certaines pages accessibles via ce nom de domaine ? La réponse à ces interrogations nécessite une analyse des modalités pratiques du déréférencement.

Articulation entre déréférencement et noms de domaine : aspects pratiques

L’application concrète du droit au déréférencement aux noms de domaine soulève des questions techniques et juridiques spécifiques, dont la résolution détermine l’efficacité réelle de ce droit dans l’environnement numérique.

En pratique, une demande de déréférencement adressée à un moteur de recherche comme Google concerne généralement des URL spécifiques et non des noms de domaine entiers. Les formulaires mis à disposition par les moteurs de recherche demandent d’ailleurs d’indiquer précisément les adresses des pages contenant les informations litigieuses. Cette approche granulaire permet une mise en balance plus fine entre droit à la vie privée et droit à l’information.

Toutefois, certaines situations peuvent justifier le déréférencement d’un nom de domaine dans son intégralité. C’est notamment le cas lorsque le nom de domaine lui-même constitue une atteinte aux droits d’une personne (par exemple, un nom de domaine diffamatoire) ou lorsque l’ensemble du contenu d’un site porte atteinte aux droits de la personne concernée.

La jurisprudence européenne a commencé à apporter des précisions sur cette question. Dans un arrêt du 24 septembre 2019 (C-136/17), la CJUE a indiqué que le déréférencement ne devait pas nécessairement s’appliquer à toutes les versions d’un moteur de recherche dans le monde, mais au minimum aux versions correspondant aux États membres de l’UE. Cette décision a des implications directes sur l’efficacité du déréférencement des noms de domaine, particulièrement ceux enregistrés hors de l’Union européenne.

Les registres de noms de domaine et les bureaux d’enregistrement (registrars) jouent un rôle particulier dans cette problématique. Contrairement aux moteurs de recherche, ils n’indexent pas de contenus mais gèrent l’attribution et le renouvellement des noms de domaine. La question se pose alors de savoir s’ils peuvent être directement destinataires de demandes de déréférencement ou si leur responsabilité peut être engagée dans ce cadre.

En France, l’AFNIC, en tant que gestionnaire du domaine .fr, peut être amenée à suspendre ou supprimer un nom de domaine dans certaines circonstances précises, notamment en cas de décision judiciaire. Cette procédure diffère toutefois du déréférencement classique qui vise à supprimer des liens dans les résultats des moteurs de recherche sans affecter l’existence même du contenu ou du nom de domaine.

La mise en œuvre du déréférencement se heurte à plusieurs obstacles techniques :

  • La persistance des informations dans les caches des moteurs de recherche
  • L’existence de sites miroirs ou d’archives (comme la Wayback Machine)
  • La possibilité de réindexation des contenus sous d’autres URL
  • La difficulté de traiter les noms de domaine internationalisés (IDN) qui utilisent des caractères non latins
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Ces difficultés techniques sont particulièrement prégnantes dans le cas des noms de domaine. En effet, un site peut être accessible via plusieurs noms de domaine pointant vers les mêmes contenus. Le déréférencement d’un nom de domaine spécifique pourrait alors s’avérer inefficace si d’autres noms de domaine permettent d’accéder aux mêmes informations.

Les moteurs de recherche ont développé des procédures internes pour traiter les demandes de déréférencement. Google, par exemple, évalue chaque demande individuellement en tenant compte de divers facteurs comme la nature des informations, leur âge, leur pertinence actuelle, l’intérêt public, le rôle de la personne dans la vie publique, etc. Cette évaluation au cas par cas peut conduire à des décisions différentes pour des noms de domaine similaires, selon le contexte spécifique de chaque situation.

Face à ces complexités, les autorités de protection des données comme la CNIL en France ou le Comité européen de la protection des données (CEPD) ont élaboré des lignes directrices pour harmoniser les pratiques de déréférencement. Ces orientations constituent des ressources précieuses pour les personnes souhaitant exercer leur droit au déréférencement vis-à-vis de noms de domaine problématiques.

Jurisprudence et décisions clés en matière de déréférencement des noms de domaine

L’évolution jurisprudentielle concernant le déréférencement des noms de domaine dessine progressivement les contours d’un droit en construction, à travers des décisions marquantes tant au niveau européen que national.

L’arrêt fondateur en matière de déréférencement reste l’affaire Google Spain (CJUE, 13 mai 2014, C-131/12). Si cette décision ne traitait pas spécifiquement des noms de domaine, elle a posé les principes fondamentaux du droit au déréférencement. La Cour y a reconnu qu’un moteur de recherche est responsable du traitement des données personnelles qu’il indexe et doit, sous certaines conditions, faire droit aux demandes de déréférencement.

Dans une affaire ultérieure, la CJUE a apporté des précisions sur la portée territoriale du déréférencement (CJUE, 24 septembre 2019, C-507/17, Google LLC c/ CNIL). La Cour a jugé que le droit de l’Union n’imposait pas un déréférencement à l’échelle mondiale, mais uniquement sur les versions européennes des moteurs de recherche. Cette décision a des implications directes pour les noms de domaine, particulièrement ceux enregistrés hors de l’Union européenne.

Au niveau français, plusieurs décisions ont abordé la question spécifique des noms de domaine dans le contexte du déréférencement. Le Conseil d’État, dans une décision du 6 décembre 2019 (n° 391000), a confirmé que le droit au déréférencement devait être mis en balance avec d’autres droits fondamentaux, notamment la liberté d’expression et le droit à l’information. Cette mise en balance peut s’avérer particulièrement délicate lorsqu’un nom de domaine reprend le nom d’une personne physique.

La Cour de cassation s’est prononcée dans un arrêt du 14 février 2018 (n° 17-10.499) sur un litige concernant un nom de domaine reprenant le nom patronymique d’une personne. La Cour a considéré que l’utilisation du nom patronymique comme nom de domaine sans le consentement de la personne concernée constituait une atteinte au droit au nom, ouvrant droit à réparation. Cette décision illustre l’articulation entre le droit au nom, composante du droit de la personnalité, et la problématique des noms de domaine.

Les juridictions du fond ont également eu à connaître de litiges spécifiques. Le Tribunal de grande instance de Paris, dans un jugement du 21 mars 2019, a ordonné le déréférencement d’un nom de domaine entier qui contenait des informations diffamatoires à l’égard d’une entreprise. Cette décision démontre que le déréférencement peut, dans certains cas, concerner un nom de domaine dans son intégralité et pas uniquement des URL spécifiques.

Les autorités administratives indépendantes jouent également un rôle majeur dans ce domaine. La CNIL a développé une doctrine relative au déréférencement, notamment à travers ses délibérations et décisions de sanction. Dans une délibération du 10 novembre 2016 (n° 2016-054), elle a précisé les critères d’appréciation des demandes de déréférencement, qui s’appliquent y compris lorsque des noms de domaine sont concernés.

Au niveau international, les organismes de résolution des litiges relatifs aux noms de domaine ont également rendu des décisions pertinentes. L’OMPI (Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle), dans le cadre des procédures UDRP, a traité de nombreux cas impliquant des atteintes aux droits des personnes via des noms de domaine. Bien que ces procédures visent principalement à résoudre les conflits entre noms de domaine et marques, elles peuvent indirectement contribuer à la protection de la vie privée lorsque le nom de domaine litigieux contient le nom d’une personne physique.

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L’analyse de cette jurisprudence révèle plusieurs tendances :

  • Une approche au cas par cas, tenant compte des circonstances spécifiques de chaque situation
  • Une mise en balance systématique entre droit à la vie privée et droit à l’information
  • Une attention particulière portée au contenu accessible via le nom de domaine, et pas uniquement au nom de domaine lui-même
  • Une prise en compte de la notoriété de la personne concernée et de son rôle dans la vie publique

Ces décisions dessinent progressivement un cadre juridique plus précis pour le déréférencement des noms de domaine, tout en laissant subsister des zones d’incertitude qui nécessiteront d’autres clarifications jurisprudentielles à l’avenir.

Perspectives d’évolution et recommandations pratiques

L’avenir du droit au déréférencement appliqué aux noms de domaine se dessine à travers plusieurs évolutions technologiques, juridiques et sociétales qui façonneront sa mise en œuvre et son efficacité.

Sur le plan technologique, plusieurs innovations sont susceptibles d’impacter significativement le déréférencement. Le développement de l’intelligence artificielle dans les moteurs de recherche modifie les mécanismes d’indexation et de référencement, rendant potentiellement plus complexe l’identification et la suppression de liens spécifiques. Parallèlement, les technologies blockchain appliquées aux noms de domaine (comme les domaines .eth) posent de nouveaux défis en termes de gouvernance et de régulation, leur caractère décentralisé rendant plus difficile l’application de décisions de déréférencement.

L’expansion continue du système des noms de domaine, avec la multiplication des extensions génériques (gTLD) autorisées par l’ICANN, complexifie également le paysage. Cette diversification rend plus ardue la mise en œuvre uniforme du droit au déréférencement à l’échelle mondiale et multiplie les possibilités de contournement.

Sur le plan juridique, plusieurs évolutions sont envisageables. Le règlement ePrivacy, en discussion depuis plusieurs années au niveau européen, pourrait apporter des précisions sur l’articulation entre protection des données personnelles et communications électroniques. De même, la révision du RGPD, prévue par le texte lui-même, sera l’occasion d’affiner les dispositions relatives au droit à l’effacement et au déréférencement.

La jurisprudence continuera vraisemblablement à préciser les contours du droit au déréférencement appliqué aux noms de domaine. Les juridictions nationales et européennes seront amenées à se prononcer sur des questions encore en suspens, comme la possibilité de déréférencer un nom de domaine entier ou les critères spécifiques applicables aux noms de domaine reprenant des noms de personnes.

Face à ces perspectives, plusieurs recommandations pratiques peuvent être formulées :

  • Pour les personnes physiques souhaitant exercer leur droit au déréférencement concernant un nom de domaine :
  • Documenter précisément l’atteinte alléguée et son impact sur la vie privée
  • Identifier clairement le responsable du traitement (moteur de recherche, hébergeur, registre)
  • Formuler une demande circonstanciée en précisant les URL concernées
  • En cas de refus, exercer les voies de recours appropriées (CNIL, juridictions)

Pour les entreprises et organisations gérant des sites web :

  • Mettre en place une politique claire de traitement des données personnelles
  • Prévoir des procédures internes pour répondre aux demandes de déréférencement
  • Veiller à la licéité des contenus publiés, particulièrement lorsqu’ils concernent des personnes identifiables
  • Mettre en œuvre des mesures techniques permettant de faciliter le déréférencement si nécessaire (balises meta, robots.txt)

Pour les registres et bureaux d’enregistrement de noms de domaine :

  • Développer des procédures spécifiques pour traiter les demandes liées au droit au déréférencement
  • Renforcer la coopération avec les autorités de protection des données
  • Améliorer les mécanismes de vérification lors de l’enregistrement de noms de domaine contenant des noms de personnes

Une approche proactive de ces questions par l’ensemble des acteurs concernés permettrait d’améliorer l’efficacité du droit au déréférencement tout en préservant un équilibre avec d’autres droits fondamentaux.

La formation et la sensibilisation des professionnels du droit aux spécificités techniques des noms de domaine constituent également un enjeu majeur. La complexité technique du sujet nécessite une expertise particulière pour formuler des demandes pertinentes et efficaces.

Enfin, le développement d’une coopération internationale renforcée apparaît indispensable pour assurer l’effectivité du droit au déréférencement dans un environnement numérique globalisé. Des initiatives multilatérales, impliquant tant les autorités publiques que les acteurs privés du secteur, pourraient contribuer à harmoniser les pratiques et à renforcer la protection des droits des personnes à l’échelle mondiale.

L’avenir du droit au déréférencement appliqué aux noms de domaine dépendra largement de la capacité des différentes parties prenantes à élaborer des solutions équilibrées, respectueuses tant de la vie privée que de la liberté d’expression, dans un environnement technologique en perpétuelle évolution.